Souvenirs dépassés.

C’est à la lueur d’un matin que l’aube naissante (..?..) laissait encore si incertain que je me précipitais à la recherche du moyen de locomotion le plus rapide qui m’amènerait à la gare en cette heure matinale.
Il y avait bien longtemps que, coupé par toutes ces multiples nombreuses raisons qui fondent les exigences par lesquelles se confirme le passage à l’âge adulte, je ne m’étais soucié tel un étrange pèlerin de renouer avec ces subtils pèlerinages faits de sensations à la nostalgie délicieusement odorante, trésors de richesse de sensations, qui (r)amènent l’homme à la pudeur, à se pencher sur les lieux de son enfance.
A peine avais-je franchi le seuil de mon point d’arrivée que, débouchant sur une esplanade inconnue, je m’efforçais de ramener de façon vive à ma mémoire, en ce lieu (inconnu/ dont l’éclat brumeux des pierres m’était inconnu), le cortège des souvenirs passés, promesses enfantines des vacances alléchantes qui m’avaient si souvent animé.
Il m’apparut bientôt que en raison de l’état des changements dans lesquels mon esprit avait si souvent peiné à se souvenir, il m’était impossible d’invoquer la litanie des sensations passées au profit de ou à la reconnaissance d’un quelconque vécu de l’instant!!
Des sentiments contradictoires et un lot de situations imprévues avaient provoqué ce voyage, au nombre desquels la dégradation de la situation internationale, la furie invraisemblable des événements guerriers, fracas lointain des passions déchaînées mues par quelque barbarie collective, une inquiétude, un rêve qui annonçait la mort de ma grand-mère, le souvenir d’une remarque prononcée par mon grand-père concernant l’incertitude d’une paix durable et éternelle, en des temps où la civilisation semblait avoir affiché sa suprématie définitive sur l’imminence ou la probabilité l’éventualité même de luttes poussant les hommes à s’affronter...Il me semblait nécessaire de renouer avec ce passé que les usages, les outrages de l’action et du transitoire m’avaient forcé à ignorer, rejeter par leur simplisme et inadéquation avec l’esprit du temps.
A la chaleur des retrouvailles un bonheur si inattendu et vivace arrivant, je me retrouvais parmi les miens, savourant et mesurant à la fois la distance du chemin parcouru. Là un noisetier que j’avais planté jadis s’élevait maintenant procurant annuellement quelques fruits savoureux. La cabane d’outils du jardin distillait un parfum fait d’huile, d’essences fraîches et de graisses légères qui s’élançait vers mon esprit. Quelques arbres déjà vieux, déjà centenaires et dont la fertilité avait décliné avec le temps, s’étaient avancés avec l’ineffable logique présidant à l’ordre des choses de tout ce que l’univers tient d’organiquement vivant, vers une fin inéluctable. Ici un saule pleureur encombrant le passage avait dû être coupé. Dans la foulée un bouleau dont j’ignorais autrefois les charmes avait lui aussi disparu, comme pour d’autres bouleaux son tronc persistait tel un socle se hissant légèrement au niveau du sol. Ce domaine était celui de mon grand-père, celui où j’avais des souvenirs si précis d’échanges passés, réflexions considérations brèves faites sur le sens d’une existence, ce dont la trace persiste, cette unique sensation de confiance et tendresse partagée qui peut s’établir entre un vieil homme et un enfant, alchimie séculaire de la connivence, des secrets profonds qui animent la conscience et l’esprit des générations.
A la mesure du souvenir de ces confidences faites au gré du chemin parcouru, je goûtais insouciant la saveur de ces petits riens de conversation étayant la relation qui renaissait à ce passé lointain, au creux de la table de cuisine, du salon où nous prîmes le café mes grands-parents et moi parlant de tout, de rien, des voisins. Un couple de locataires s’était installé dans la grande maison que mes grands-parents avaient délaissée pour un lieu de dimensions plus modestes à quelques mètres de là, alors je renonçai à m’aventurer comme d’habitude au rez-de-chaussée inoccupé, pour aller consulter les vieux ouvrages divers, almanachs, codes civils bilingues, autant de témoins de ces périodes agitées par lesquelles avait transité l’histoire et qu’avaient traversées mes aïeux.
Pour couper court à l’évocation de ces souvenirs sans fin et de mon intarissable grand-mère, grand-père me proposa comme par le passé d’essayer notre adresse respective au tir. Nous nous postâmes sur le chemin qui longeait la grande maison et installâmes nos cibles juste sous la fenêtre entr’ouverte d’où mon grand-père crut entrapercevoir la locataire dont il m’assurait les charmes et la beauté au contraire de ma grand-mère qui la jugeait normalement dotée. Notre ouvrage achevé, après avoir constaté que nous n’avions pas démérité, nous nous approchâmes de la cuisine où ma tante fraîchement arrivée participa au déjeuner. A l’issue du repas, je m’installai à nouveau avec ma grand-mère dans le salon où nous échangeâmes encore quelques souvenirs.
Quelques éclats de voix joyeux en provenance du jardin finirent par nous interrompre et dans l’entrebâillement de la porte je vis apparaître grand-père accompagné de la locataire évoquée durant la matinée et à qui mes grands-parents me présentèrent très naturellement, moi heureux de pouvoir converser ainsi aussi familièrement en allemand avec cette étrangère dont on m’avait vanté les origines à la fois des lointaines et nébuleuses contrées de l’Est slave et des états limitrophes d’une Germanie qui m’était familière. Les banalités d’usage assurèrent le cours de notre conversation et entretinrent à peu de frais cet allemand défaillant que j’avais malmené, oublié lors de mes voyages passés aux confins de la Sibérie.
D’une prévenance à la fois douce et rare, notre hôte impromptue, à qui mon grand-père ne put s’empêcher d’offrir les mets et desserts qui avaient accompagné le café, s’enquérait de la santé de ma grand-mère avec une bienveillance et souci évident de sollicitude...D’expressions en bons mots, la conversation se pliant aux lois de l’échange, ma grand-mère interrogeait la locataire sur différents aspects ayant trait à ces menus soucis tracas familiaux, nouvelles de la santé de ses parents, sollicitations auxquelles la locataire répondait du tréfonds de ses yeux bleu pâle.
(......)
De fil en aiguille et la conversation glissant imperceptiblement sur les motifs de ma venue, il apparut possible et à tous égards préférable d’être raccompagné au train par cette personne inattendue, offre que je déclinai poliment, ce qui me valut un éloge flatteur sur l’extrême obligeance et délicatesse familiale et me mit dans l’embarras d’accepter ce qui s’était présenté comme presque convenu. Une fois l’heure du rendez-vous fixé, comme il ne me restait aucun préparatif urgent, n’ayant déballé aucune de mes affaires prévues pour une autre destination, j’entamai encore quelque conversation avec mes grands-parents, discutant encore autour de quelques tasses de café avant le départ de mon grand-père pour une visite chez le médecin. Nous nous assîmes au soleil, ma grand-mère et moi, goûtant le silence la quiétude assurée du jardin, le travail du jardinier occupé à bêcher la terre ingrate. A peine étions-nous installés que survint notre mystérieux personnage du fond des allées qui bordaient l’accès au perron. Comme toute précipitation s’avérait injustifiée en raison de la petite distance qui nous séparait de la gare, nous proposâmes à notre hôte de partager quelques instants les rayons de ce soleil printanier qui avait délié la langue de mon auguste aïeule. Je rivalisai à mon tour de prévenance pour notre hôte, lui offrit un siège sans omettre d’écarter préalablement les légers résidus de poussières et feuilles qui s’y étaient déposés et l’invitai à se joindre à nous. La conversation s’engagea et je vis avec quelle aisance notre entretien se déroulait, se déployait au fur et à mesure que se dessinait la trame du lien affectif unissant ma grand-mère à cet étrange personnage.
Toujours est-il que l’heure approchant, j’allais chercher mes bagages et embrassais ma grand-mère que je laissais sur le seuil de la terrasse et suivais, le long du sentier qui serpentait jusqu’à la grand-route, mon guide, me retournais une fois au bout du chemin vers la maison et adressais un salut lointain de la main à ces souvenirs dépassés.

Année 1998.